“Pour cette exposition, je souhaite présenter l’inscription ontologique des Waorani à partir d’une histoire qu’un acteur de terrain m’a rapportée. En réalité, ce dernier portait un motif peint avec du roucou sur le torse. Lorsque je l’ai interrogé sur la signification de celui-ci, il m’a répondu en me narrant l’histoire décrite ci-dessous. Le terrain ethnographique, source de l’objet de cette présentation, s’est déroulé au sein des Waorani, en Amazonie équatorienne, de juillet à septembre 2021.” - David De Meyer
Le torse de Moï avec un motif ontocosmologique peint au roucou.
Obepare, juillet 2021
L’histoire de Nenki
Nenki, le soleil, est à l’origine de la vie sur Terre. Lorsque la Terre était inhabitable, sans la moindre ressource pour susciter l’apparition du vivant, Nenki jeta des graines sur la surface de la planète. De ces graines fertiles naquirent les plantes, les arbres, de petits et de grands animaux. Nenki repartit et laissa se développer la vie en pleine émergence.
Cependant, lorsqu’il vint une seconde fois visiter la Terre, il y trouva un conflit entre les petits et les grands animaux. Cette fois-là, Nenki sema des graines de maïs, desquelles naquirent les Waorani. Puisque la cohabitation était difficile au vu de la situation entre les petits et les grands animaux, Nenki exigea des Waorani qu’ils soient robustes et combatifs. Pour s’engaillardir, il leur recommanda de se percer les oreilles afin de ressentir la douleur du monde et ce que signifie vivre.
Les oreilles de Keniweri sont percées afin de pouvoir y insérer un morceau de bois de balsa
Tihueno, août 2021
Nenki revint une troisième fois sur Terre pour semer de grosses graines dont celle d’un arbre du nom de gemenewë (ceiba en espagnol). D’un côté de la frondaison de cet arbre, sur une branche, se repose un jaguar (meñë). Seigneur de la jungle, le jaguar dort tout le temps. De l’autre côté de l’arbre sommeille un anaconda (obe). Dans le tronc large et colossal du gemenewë transitent les âmes des Waorani défunts dont on peut entendre les murmures si l’on y colle son oreille.
Après une vie exemplaire — c’est-à-dire lorsqu’un mari a honoré ses épouses et que celles-ci se sont réalisées avec leur mari et ont engendré une vaillante progéniture —, l’âme du Waorani décédé, homme ou femme, se dirige du côté du jaguar. En s’approchant du grand félin, l’âme tire le jaguar de son sommeil et l’animal tombe de sa branche pour se retrouver au sol avec l’âme du défunt que le jaguar entraîne aussitôt dans une course. Remporter la course contre le jaguar est hautement improbable. Cependant, si l’âme vertueuse gagne la course contre le prédateur, en guise de récompense pour sa bravoure, elle se transformera en jaguar ; et si elle perd le défi, l’âme du Waorani deviendra néanmoins un grand animal dangereux.
En revanche, au moment de la mort d’un mauvais parent, d’un individu qui néglige sa famille élargie (nanicabo), son couple et ses enfants, et qui a été toute sa vie durant une source de discorde au sein de la communauté, son âme empruntera, dans l’arbre fabuleux, le chemin vers l’anaconda enroulé autour d’une branche. Le grand serpent, dérangé dans son sommeil, se réveille en sursaut, tombe par terre, et change ainsi le sol en un grand lac. Dans le lac, l’âme du Waorani devra se livrer à une course à la nage contre l’anaconda — un nageur véloce. Les chances de vaincre l’anaconda dans cette course, qui consiste en un aller-retour du gemenewë à la limite du lac, sont minces. Si l’âme sort victorieuse, elle se transformera en l’un des petits animaux de la faune, mais si elle perd, elle deviendra un termite (caye) voué à errer sur le tronc du gemenewë. Ainsi, le termite incarne la déchéance humaine, et le jaguar, la puissance et la majesté. Sur l’échelle axiologique waorani, ces deux êtres vivants se situent aux extrémités. Le termite se situe dans une « destinée » à l’opposé de celle du jaguar.
Sur l’échelle axiologique waorani, l’incarnation en jaguar est la plus souhaitable
Obepare, juillet 2021
L’histoire de Nenki est incarnée dans un motif symbolique récurrent dans l’esthétique des Waorani. Ce motif m’a été présenté comme « l’histoire des Waorani ». Lorsqu’il est disposé verticalement (cf. Figure 6), il dépeint le tronc du gemenewë ; et les lignes qui y sont tracées dessinent la trajectoire des termites, eux-mêmes représentés par des points. Sur le corps, ce motif est peint en rouge avec du roucou, ou avec de l’encre bleue issue d’un fruit à coque, ou est tatoué.
En plus d’illustrer la cosmologie waorani à travers de l’histoire de Nenki, le motif symbolique représente le milieu waorani. Lors de mes échanges avec les Waorani à propos du motif, ils me dévoilaient à chaque fois des nuances nouvelles : les traits et les points figurent la trajectoire de l’eau de la rivière et les poissons, les montagnes et la pluie de la forêt tropicale ou encore, vu du ciel, l’itinéraire du boa entre les arbres. Ainsi, le motif représente le monde animal terrestre et aquatique, le monde végétal et minéral ; mais aussi, la finalité la moins enviable pour un waorani. En d’autres termes, le motif exprime l’ontocosmologie waorani, c’est-à-dire le mythique, le symbolique et le milieu. En se peignant le motif sur le corps, le lien étymologique entre cosmétique et cosmologie — et donc entre corps et milieu — est manifeste. Le récit waorani contient des symboles de leur milieu ainsi qu'une vision de leur cosmologie et de leur eschatologie. Le territoire, vu par les Waorani, est bien plus qu'un espace ou une propriété, c'est l'univers.
Une fresque peinte sur le mur de l’école à Bameno
Le motif est peint sur les bras et les jambes et le papillon posé sur la tête signifie le bonheur.
Septembre 2021